Du partage de la violence – #OKCinfo

Tant d’années et de nœuds à défaire ! Je commence par le plus évidemment douloureux : la violence.

Quand j’avais autour de 7 ans, j’étais avec d’autres gamins de mon âge sous la responsabilité de [******, ******** ** *** ****], qui se trouvait être un homme aux carences affectives limpides, colérique, emporté, et qui semblait balader une rage blanche cherchant constamment un exutoire.

Un jour, à la sortie de la longue séance de prière vespérale, alors que tous les gamins enfilaient chaussures et manteaux, il vint à l’idée de l’un d’entre eux, remarquablement peu inspiré, d’éteindre les lumières pour faire une blague. Bref, nous n’arrivions plus à trouver notre manteau et nos chaussures parmi la multitude de celles des autres enfants. Je rallumai donc la lumière depuis l’interrupteur situé en haut des marches du temple : derechef, le couillon d’en bas l’éteint à nouveau depuis l’autre interrupteur. Je réplique, il continue, et s’ensuit donc une certaine confusion dans le peuple des petits poucets en quête de leurs frusques.

[******] a surprit cette confusion, et son sang, si facile à exciter, ne fit qu’un tour, et il me balança une claque monumentale qui envoya ma tête valser contre l’angle d’un mur, remarquablement plus rigide que mon crâne. Il avait trouvé un coupable à portée de main, et l’avait surpris à l’improviste. Complètement sonné par cette soudaine explosion, j’entrepris de descendre les marches en chancelant. J’avais la tête en sang, mais je ne l’avais même pas remarqué. Il m’a jeté mon manteau sur la tête depuis le haut des marches, vu que je l’avais oublié. Et puis… ça cachait la tête.

Je n’ai jamais oublié cet épisode. J’ai même cru déceler, sous mes doigts, la marque du coup, des années après.

Durant les heures d’isolement dans le froid et la nuit auxquelles nous étions soumis pour des motifs risibles, j’imaginais lui planter une pioche en plein dans son crâne d’œuf luisant et lui faire exploser la cervelle. C’était défoulant, pour l’imagination, et il y avait tant de brutalité à refouler, tout le temps ! Ce sont des images d’une grande violence, qui ne contenaient aucun stratagème. Mais l’idée de son crâne explosé sous le coup d’une pioche trouvait grâce à mes yeux. C’était mieux que « mon papa lui flanquera un jour une raclée », parce que ça non plus ça n’est jamais arrivé.

Alors, la violence… La violence ressort toujours, même quand on ne t’a pas appris quoi faire.

C’est aussi ce que j’ai appris de Mû [ndlr : Humkara Dzong]. A mon arrivée, le plus jeune dans ce milieu qui puait le désespoir à plein nez, où nous comptions la valeur marchande des choses en pots de margarine, où tout était rationné, où la rudesse de la vie était un devoir de haine envers soi et les autres… à mon arrivée, donc, j’ai retrouvé tous les « grands », ceux des groupes de [*********], et de [****-*****] et [*******]. Leur humeur avait complètement changé. Il y avait une rage sans nom, inconsciente, qui traversait ce groupe d’ado hallucinés. Être le bourreau, c’était ne plus être victime, le temps d’un instant. La violence des conditions se traduisait dans la violence morale mais aussi physique des rapports interpersonnels. Jusque dans le rapport aux animaux ! Une bande de gamins bien flippés, comme des poissons qui savent qu’ils n’ont que le filet ou l’asphyxie. Je passe sur les détails : tous ceux qui l’ont vécu reconnaîtront.

Ils allaient vers la fin des temps, en se préparant à la violence. C’était notre perspective d’avenir. C’est une perspective terrible à un âge où l’individu a besoin de sensibilité et d’espace moral pour se composer. Pourquoi étudier, pourquoi développer la moindre ambition personnelle quand la seule perspective construite était la fin des temps, cet arrière-monde fantasmé ? Et puis la Foi était censée être la panacée à tout, l’Alpha et l’Oméga du monde! Et puis, quel autre monde pouvions-nous connaître ? Ça faisait tellement peur, cet Extérieur dont on nous avait dit les pires choses. Je me souviens d’avoir été terrifié, le jour où j’ai dû prendre le train, seul à mes 16 ans – et c’était un train de campagne qui est tout sauf inquiétant. Toujours, d’une manière ou d’une autre, il fallait se défendre, et c’était un réflexe que, arrivés à l’adolescence, nous avions bien intégré. La discipline, c’était la peur et le contrôle, rarement une question pragmatique visant l’autonomie de la personne.

Quand j’avais près de 18 ans, Robert [Spatz] m’a envoyé m’occuper des enfants à Nyima-Dzong. J’avais une résolution secrète, qui était de ne jamais leur faire vivre ce qui m’avait révolté et fait haïr. Et pourtant… En termes de ressources éducatives, j’étais très démuni. Je ne connaissais que ce que j’avais vécu, et ça ne s’appliquait pas qu’à la pédagogie. J’ai beaucoup aimé ces gamins dont j’avais la charge et dans lesquels je me reconnaissais, mais vint un jour, où, pour un motif risible et par faute de ressource, j’ai envoyé une baffe monumentale à l’un d’entre eux, qui lui a laissé une marque sur le visage pendant plusieurs jours. J’avais utilisé ce qu’on m’avait appris.

J’ai ensuite même mis du temps avant de comprendre l’inadéquation de mon acte. Je n’ai encore jamais demandé le pardon des gens auxquels j’ai transmis cette violence. Vous qui lisez, si vous êtes du nombre, je vous prie d’accepter mes sincères excuses. Mais je vous en parlerai certainement un jour.

Duncan Idaho

PS : Je n’en veux à personne

#témoignages #humkaradzong #nyimadzong

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